La fête du jeu, place du Parlement à Rennes, le 31 mai 2008 (1)

joueurs d'échecs à la fête du jeu à Rennes
LA TRANSMIGRATION DE L’ÉVÊQUE TIMOTHÉE

La pièce était calme, trop calme, pour engager une conversation ou développer une pensée et c’est donc d’un mouvement instinctif et irréfléchi qu’elle quitta le plateau. Sur ce nouveau terrain, plus meuble, elle sembla d’abord vaciller ; puis, ayant assuré ses bases dans cet univers plus étroit, elle se mit en marche, autonome pour la première fois, de façon encore maladroite. A la manière des crabes ou d’Humpty Dumpty à Oakland elle glissa vers la droite et se trouva bientôt rendue au bout du labyrinthe. Elle obliqua et se sentit bientôt plus affermie au fur et à mesure de sa progression. Elle ne voyait plus l’œil dans le ciel.

Pour la première fois elle avait brisé, seule, les chaînes de son avenir et les joueurs de Titan lui semblaient, dans son passé déjà éloigné, des pantins plus comiques que cosmiques. Les voix de l’asphalte l’appelaient. Elle avait zappé ce monde en dehors du monde et commençait sa croisade vers la vérité avant-dernière, loin des machines à illusion, simulacres, mensonges et compagnie. Elle avait ouvert une brèche dans l’espace de leurs certitudes de maîtres, cassé la bulle ronde et miroitante de leurs théories, inventé de nouvelles règles à leur loterie solaire, été le détourneur de l’étiquette, voire le profanateur de ce bal de schizos. Elle était devenue l’évêque Timothée, le docteur Futur, fer de lance de l’invasion divine. Le martèlement parfois à rebrousse-temps de sa crosse résonnait sous la voûte comme le fracas lointain des marteaux de Vulcain.

Au fur et à mesure de son avancée, Timothée se sentait toujours plus ferme dans sa résolution, plus conscient de ce qu’il avait à faire. Plus jamais lui ni ses congénères ne se coucheraient dans ces cercueils de bois sur lesquels on rabattait sinistrement un couvercle de nuit, un prisme de néant, une terrifiante substance de mort. Il avait acquis pour mettre un terme à cela l’âme d’un guérisseur de cathédrales, la force d’un dieu venu du Centaure.

Quand la pièce arriva devant les deux cadrans où pendaient les drapeaux, elle fit le tour de la pendule et glissa dans la fente au dos le message de Frolix 8 :
- Deus irae ! »

Aussitôt le temps, comme désarticulé, se figea avant de repartir en arrière. De tous les échiquiers du monde, empruntant le chemin qu’avait montré le fou, les pièces s’enfuirent gaiement afin de jouir enfin d’une liberté gagnée au détriment des joueurs. Ceux-ci n’en revinrent pas. Ceux-ci n’en revinrent jamais.

***

Le docteur Bloodmoney était effondré. Il avait un pion d’avance et un espoir de gain dans ce match de championnat du monde contre celui qu’on appelait « le maître du haut château », Anatoly Krapov lui-même, quand le Russe avait vu effaré son fou sortir de l’échiquier et disparaître au loin sans pouvoir intervenir contre cette magie noire (Krapov avait les noirs dans cette partie). Cela avait été ensuite le tour de ses propres pièces et, sans qu’ils pussent empêcher quoi que ce fût, ils s’étaient ensuite comportés à l’identique, réfléchissant l’un et l’autre devant l’échiquier vide mais en rejouant sans pièces leur partie à l’envers. Ils en étaient rendus maintenant à la poignée de mains du début du match et Krapov lui demanda :
- C’est terrible, docteur ! Je ne veux pas redevenir un apparatchik !
- Et moi Anatoly, je ne veux pas redevenir un étudiant en médecine. Ces gardes horribles à l’hôpital avec ces chansons nulles et cette vieille BU santé qui ferme toujours trop tôt la veille des examens, ça me déprime d’avance !
- Et votre père, docteur ? Est-ce qu’il vous filait des taloches comme Leopold Mozart à son rejeton pour qu’il progresse ?
- Je n’ose pas penser à si loin dans le temps, ça me fait trop peur !
- Surtout, docteur… Maintenant qu’on ne peut plus jouer aux échecs, qu’est-ce que nous allons faire en attendant l’année dernière ?

P.S. Ce texte a été écrit pour l'atelier d'écriture internautique "Les impromptus littéraires" auquel je participe depuis un mois. La consigne du 2 juin 2008 imposait d'écrire à partir de la phrase du début et d'évoquer l'oeuvre de Philip K. Dick (dont j'ai presque tout lu !). J'ai donc intégré dans cette histoire de "révolte des joujoux" pas moins de 33 titres de ses romans ! Au fou !